Le sixième panneau

Car peut-on douter de ce que le Juif qui tient la bible ouverte aux deux tiers de son épaisseur - là précisément où l'on trouve les textes des Prophètes - une bible glosée de commentateur, ne soit Isaac Abrabanel, conseiller et familier du roi et grand exégète d'Isaïe ? Pendant un moment nous nous crûmes contredit par la présence de l'étoile rouge - comment Abrabanel a-t-il pu être représenté en porte- parole d'Isaïe et marqué en même temps de l'insigne infamant, alors qu'il en était spécialement dispensé par décret royal ? Mais l’examen des restaurateurs précise que cette étoile a dû être ajoutée à la couche de la peinture d'origine. En quoi il ne fait que confirmer l'examen d'un œil averti: ces rayons rigides qui n'épousent pas le mouvement des plis, ne peuvent être, de toute évidence, qu'une grossière superposition de barbouilleur faite à une époque où l'atmosphère, depuis le règne de Manuel, devint hostile aux Juifs.

Détail qui n'est peut- être pas sans portée sur les vicissitudes des Panneaux. La présence d'un Juif aurait dû, depuis longtemps, faire abandonner la désignation du thème iconographique des Panneaux comme la Vénération de saint Vincent par toute la société portugaise : aucun Juif quel qu'il fût, et surtout le pieux Abrabanel, n'eût jamais été admis à figurer dans un acte solennel de pure dévotion chrétienne. En réalité, ce thème est à la fois plus laïque et plus mystique: c'est l'exaltation du long combat contre les Maures conçu comme une croisade et mené, comme il se devait au Portugal, sous l’égide de saint Vincent. Seul le rôle du porteur de la prophétie d'Isaïe annonçant la mission des Apôtres et, par voie de conséquence, la mission de ces nouveaux apôtres-soldats que furent les Portugais combattant les infidèles et établissant aussitôt en Afrique des églises, seul ce message pouvait justifier et même appeler la présence du grand commentateur des prophètes. Abrabanel. Il est clair que la commande des panneaux n'a pu être suscitée que par une victoire insigne, les guerriers et leurs épées mises en évidence nous le garantissent.

 

Charles Sterling, "Les panneaux de Saint Vincent et leurs énigmes" ,  L'Œil N°159, mars 1968 

 

Don Isaac Abravanel, une autorité reconnue